Elle avait trop de mémoire by EXBRAYAT Charles

Auteur:EXBRAYAT, Charles [EXBRAYAT, Charles]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Policier
Éditeur: Librairie des Champs-Élysées
Publié: 1957-05-14T16:00:00+00:00

CHAPITRE VII

Malgré sa misanthropie chronique, Cromwell aimait l’animation nocturne du marché de Covent Garden. Il ne lui déplaisait pas d’être serré, pressé, bousculé dans une cohue parcourue de courants qui se frôlaient, se coupaient et parfois se heurtaient à grand renfort de cris, de jurons et de menaces. Mais les colères les plus noires cédaient sous les plaisanteries que les cockneys lançaient d’une voix éraillée. Alors, on se calmait et chacun repartait à son travail – y compris les clochards – persuadé qu’il appartenait à la plus grande nation du monde. Il n’y a plus guère que les Anglais pour trouver une consolation dans cette conviction.

Cromwell et ses pareils se groupaient sur un emplacement qui leur était traditionnellement réservé, à quelques dizaines de mètres du porche de « L’Église des Acteurs », Saint Paul de Covent Garden, où, debout, chiquant, fumant, discutant courses et bonnes adresses, ils attendaient qu’on vînt les quérir pour aider au déchargement des camions arrivant de toutes les directions. Parce qu’il était un des plus anciens du lot, et aussi parce qu’il était un de ceux sur qui la déchéance physique avait encore le moins de prise, le clochard habitué de La Pomme de Pin se voyait presque toujours désigné. C’est donc sans impatience, ni inquiétude, qu’il guettait la venue du « boss » qui viendrait le chercher.

Entouré d’un cercle attentif, Cromwell commentait les derniers événements auxquels il avait été mêlé. Il disait qui était Phyllis Balebrook, l’amitié dont elle l’honorait et l’étrangeté horrible de sa mort. À Londres, on a toujours aimé les crimes mystérieux ; c’est pourquoi on écoutait le clochard avec le plus vif intérêt, au grand dépit de Jim Blackbass, son rival de toujours, nettement plus jeune que lui, mais qui, sec et vicieux, n’inspirait confiance à personne. Seulement, ses poings dont il usait volontiers, lui assuraient une cour fidèle. L’attention redoubla lorsque Cromwell parla de Dora et de sa visite infructueuse au Yard. Flatté de l’intérêt qu’il suscitait, il força un peu la note et commenta avantageusement la chance qu’avait eue la jeune fille de le rencontrer dans Greek Street, car lui seul avait pu joindre l’inspecteur-chef Fatty Morgan, qui était de ses amis. Un long silence admiratif suivit cette dernière affirmation. Blackbass, qui étouffait de rage, crut renverser la situation à son profit en remarquant d’une voix méprisante :

— Alors, v’là qu’vous travaillez avec les flics, à c’te heure, Cromwell ?

L’orateur en eut le souffle coupé. Tant de perfidie le démontait. À l’attitude des autres, il devina que le coup avait porté et qu’en somme on le soupçonnait de trahison. Il importait de reprendre le dessus, et vite, sinon Blackbass régnerait, sans contestation possible, sur « la cloche » de Soho. Cromwell, écartant les plus proches de ses auditeurs, marcha droit sur son rival :

— Non, monsieur Blackbass, je ne travaille pas avec les flics, comme vous insinuez pour porter atteinte à ma respectabilité, je travaille simplement contre ceux qui égorgent des jeunes filles qui auraient pu être nos filles,

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